Entretien avec DANY





On a l'impression que vous avez plus de facilité pour le dessin humoristique que pour le dessin réaliste.

C'est exact, mais n'importe quel dessinateur qui pratique les deux genres est dans le même cas. Le dessin humoristique, du point de vue temps matériel de dessin, est de deux ou trois fois plus rapide que le dessin réaliste. Exception faite peut-être pour Franz ?! Il y a chez ce dessinateur comme une seconde nature. On a l'impression qu'il dessine comme il respire, et chez lui, c'est plus qu'une expression. Sa technique est époustouflante.

Nous n'avons pas encore parlé d'une autre facette de votre talent : l'illustration.

J'aime beaucoup l'illustration. A une certaine époque du journal de Tintin, j'étais gâté car j'avais la possibilité de faire une illustration par semaine. C'était la période où Tintin proposait des dossiers aux lecteurs. Je changeais de technique à chaque fois. Cela allait de l'aquarelle à la gouache en passant par le dessin à la plume. J'aime rendre une atmosphère en une image. Je voudrais en réaliser davantage, mais malheureusement, c'est difficilement commercialisable. On en vit mal. Des illustrateurs comme Hausmann, Follet, n'ont pas la vie facile. Vous me ferez peut-être le reproche de m'attacher au sens commercial du métier, mais si on ne peut pas en vivre, ce n'est pas la peine de la faire. La bande dessinée, pour qu'elle puisse vivre, a besoin d'un créateur, d'un éditeur et de lecteurs. La bande dessinée sans lecteurs n'existe pas. La peinture, par contre, peut exister sans spectateur. La planche n'est pas un objet en soi, seul l'album compte.

Quel est pour vous le rôle d'un éditeur ?

Il est un chaînon indispensable. Il faut quelqu'un pour s'occuper de l'aspect commercial de la bande dessinée. Certains auteurs remplissent très bien ce rôle, mais ils sont alors moins productifs. Nous, dessinateurs, sommes là pour raconter des histoires et nous avons besoin de quelqu'un pour les prendre en charge. Notre travail s'arrête au moment où nous remettons nos planches à l'éditeur. Le problème vient du fait qu'un dessinateur fait le maximum pour obtenir une qualité graphique, et qu'une fois les planches dans les mains de l'éditeur, on a quelquefois l'impression que les gens qui en ont la charge ne donnent pas toujours le meilleur d'eux-mêmes. Ceci dit, la qualité technique est telle que, sauf accident, le rendu des planches est respecté. Il est bien évident qu'on ne peut obtenir une qualité égale à celle de l'original.

Le créateur est-il un travailleur comme les autres ?

Je crois que c'est ainsi que l'on doit concevoir le métier de créateur. Il existe des créateurs nés, mais tous ont besoin d'une somme de travail. Le créateur doit travailler ne serait-ce que pour sortir des sentiers battus, apporter quelque chose de personnel. Les gens qui se contentent d'exécuter ce que les autres demandent de faire, doivent avoir à tout prix une compensation, quelque chose qui leur permette de marquer leur existence. Il est nécessaire de créer pour vivre, comme on a besoin de respirer, de manger.

En marge de ce que vous réalisez pour Tintin, vous avez dessiné quatre pages pour le défunt Canard Sauvage. On y trouvait déjà une certaine tendance réaliste dans le graphisme.

On m'a parlé beaucoup plus de ces quatre pages que de n'importe quelle aventure d'Olivier Rameau. Vu le succès qu'elles ont eu, j'ai fait parfois envie de continuer. J'avais adopté pour cette histoire un graphisme à mi-chemin entre l'humoristique et le réalisme car j'avais quelques faiblesses dans ce second domaine.

Vous semblez avoir un dessin plus typé dans le style humoristique que dans le style réaliste.

Je crois que même si il n'est pas signé, on reconnaît un dessin humoristique de Dany. C'est plus difficile en réaliste, mais je ne pense pas qu'on puisse dire que ce que je fais ressemble à untel ou à untel. Le trait est en même temps personnel et pas très identifiable. Mais je me cherche encore. Peut-être arriverai-je à un juste milieu comme a réussi à le faire Tardi, par exemple.

(…)

Pour le mensuel Achille Talon, vous avez créé, toujours avec la complicité de Greg, Joe Nuage et Kay Mac Loud. Pourquoi avoir arrêté cette série en pleine histoire ?

Je me demande si la fantaisie qui m'attire tellement en Olivier Rameau n'est pas en fait en moi. Je ne suis pas fidèle à un style. Je suis une sorte de chien fou. Un éditeur ne peut compter sur moi pour ce qui concerne la rigueur dans le travail. Après tout, pourquoi se forcer dans un style ? Je n'ai pas envie de me faire pardonner quoi que ce soit. Je me sens très bien dans cette fantaisie. Joe Nuage et Kay Mac Loud est une série que nous avons faite sans nous soucier de quoi que ce soit et finalement, des gens comme Franquin m'ont dit, "c'est du Dany au naturel, ça respire la vie."

Quels sont les dessinateurs qui vous ont le plus influencé ?

Pour moi, un dessinateur se devait d'être Franquin. Il y a aussi Hergé, bien sur. Quand on parle d'une œuvre, on ne peut s'empêcher de penser à Hergé.

Vous nous disiez tout à l'heure que la bande dessinée existe en France et qu'il se passe très peu de choses pour elle en Belgique.

On a l'impression qu'en France, la bande dessinée a pris plus de maturité : c'est peut-être un danger. Les adultes racontent des histoires, alors qu'en Belgique, on reste sur l'image d'une bande de gamins qui se racontent des histoires autour d'un feu de camp. Pourquoi pas ? La bande dessinée doit être multiple. Druillet fait de la bande dessinée, Peyo aussi, et pourtant, quelle distance ! A partir du moment où l'on raconte des histoires avec des images et du texte, on fait de la bande dessinée.

Quand un dessinateur voit plusieurs changements de rédacteur en chef dans une revue, y a-t-il des influences sur sa carrière?

(…)

Les changements sont surtout importants pour la physionomie du journal. Par exemple, un journal comme Tintin ne me semble plus très intéressant depuis le départ de Greg. Greg avait les défauts de ses qualités, mais le journal était cohérent et ressemblait à quelque chose. (…) Ce journal, il l'avait fait à son image. Greg avait une idée très précise de ce que devait être un journal de bandes dessinées pour enfant. Il avait élevé le niveau moyen d'âge du lecteur, ce qu'on lui a reproché par la suite, mais quels que soient les défauts de son système, le journal avait une cohésion, une matière, il ressemblait à quelque chose. (…) Greg est un vrai professionnel.

Que fait Dany de ses journées ?

J'ai beaucoup de travail, mais je travaille de manière totalement décousue. Comme dit Hermann, je rame de travers. Il m'arrive aussi de travailler pendant quinze jours trois semaines à raison de quinze heures par jours et puis de ne rien faire pendant les deux semaines qui suivent. Je ne prends pas de vacances, mais je suis toujours en voyage. Il est essentiel pour moi de rencontrer des gens, sans doute parce que le métier de dessinateur est un métier où l'on est terriblement solitaire. On est seul avec cette foutue page blanche qu'il faut remplir. La solitude est fantastique lorsqu'on peut la briser. J'aime bien la fête et j'aime aussi les lendemains de solitude, j'aime l'eau et le feu, j'aime le calme et la tempête.
 
 

Entretien réalisé en juillet 1980 par Henri Filippini et Jean Léturgie.